Tout au long des 43 courts chapitres qui composent son roman à l’intrigue linéaire et soigneusement ficelée et où le processus narratif est conduit avec beaucoup de maîtrise et mené à bonne fin, Hanen Jannene parvient avec brio à nous faire aimer son héroïne d’encre et de papier, à nous attacher à elle et à nous mettre de son côté, c’est-à-dire en définitive du côté de la cause de la femme tunisienne que son écriture semble défendre, sans qu’elle ne s’affiche comme vraiment une féministe pure et dure.
C’est autour de la très convoitée mais bien malheureuse et inquiète Salwa que la narratrice extradiégétique fait graviter avec beaucoup d’agilité tous les personnages, adjuvants ou antagonistes. Et c’est aussi autour d’elle que s’articule l’intrigue de ce roman en langue arabe admirablement écrit par l’écrivaine tunisienne, porteuse de bien des promesses, Hanen Jannene, et intitulé, non sans un bel effet d’accroche, «Hab Lemlouk» (Cerises). Un titre saisissant d’emblée, constitué par une métaphore in absentia rapprochant, depuis les éloges du maître de l’école primaire de cette femme, ses jolies lèvres rouges des cerises, mais construit en même temps sur une synecdoque (la partie pour le tout) qui, en vertu des lèvres rouges, couleur-cerises (la partie), renvoie dans cette histoire à cette figure centrale (le tout) représenté par Salwa qui est, en dépit des études supérieures qu’elle a courageusement faites et en dépit de l’importante fonction qu’elle occupe, souvent réduite, malgré elle et au mépris d’elle-même, à un corps. Un corps beau que la vieille tradition meurtrit, quelquefois, dès l’enfance, au moyen d’une pratique obscure, par une noire cicatrice talismanique afin de le protéger mystérieusement des tentations sataniques jusqu’au mariage. Un corps féminin dont les hommes souvent frustrés, eux aussi, font leur obsessionnel objet de désir, presque maladif, convoitent, dévorent des yeux. Un corps interdit dont ils veulent jouir et que la famille conservatrice ne cherche qu’à marier au plus tôt, caser chez un époux légitime, même sans amour, mais qui n’a pas le droit de désirer à son tour, d’aimer, de rêver et qui ne peut se libérer des tabous et satisfaire ses pulsions et son besoin tout naturel de plaisir qu’en cachette ou dans —c’est très moderne !— le virtuel du «Web» et du «Skype» avec de chimériques «amants» et des images fugaces.
Passivement complaisante avec sa famille s’en tenant à un traditionalisme qu’elle croit de bon ton, Salwa a pourtant toujours vécu avec une envie silencieuse, incessante et pressante, de liberté qu’elle a chèrement payée par un célibat plutôt long, presque solitaire et morose. Sa trajectoire particulièrement marquée par des contrariétés, des déboires et des attentes déçues est racontée, passionnément, sans neutralité aucune, par une voix off à peine cachée, à peine désintéressée, qui est celle de cette autrice-narratrice, placée hors champ énonciatif (nul sujet ne la désigne ou nomme), omniprésente et omnisciente qui sait tout sur cette secrète Salwa, comme si elle était elle-même et comme si ce roman était au fond sa propre histoire et le lieu de sa propre cure psychanalytique.
En tous cas, tout prête à croire que ce très saisissant «Hab lemlouk» à la lecture duquel on ne peut que se délecter, est à l’image de son autrice qui semble s’engager à travers son personnage principal dans le combat féministe contre l’empire des machos méprisant ce qu’il y a de plus beau et de plus généreux sur terre qui est ce bien noble et bel être féminin toujours jeté en pâture à l’intolérance d’une société patriarcale qui, en dépit des apparences, a du mal à se dépêtrer de sa phallocratie endémique.
Seulement il serait bien inutile d’identifier le contenu de ce roman à son autrice. Mieux vaut ne pas emprunter la piste de l’autobiographie ou de l’autofiction qui risque ici de s’avérer contre-productive et s’intéresser plutôt à ce personnage féminin, emblématique d’une nouvelle génération de femmes tunisiennes hautement instruites mais n’ayant pas pu rencontrer l’homme de leur vie, celui qui leur convient, parce que refusant de se plier à certaines exigences morales d’une société arabo-musulmane qui les condamne à l’hypocrisie, ou parce qu’elles-mêmes sont trop exigeantes ou trop honnêtes, et auxquelles on assène injustement et non sans quelque méchanceté tacite, le qualificatif stéréotypé et fort peu élogieux de «vieilles filles».
Sans chercher à en faire un être parfait et exemplaire, au-dessus de toutes les faiblesses, les erreurs et les contradictions, l’autrice a très bien réussi à façonner ce personnage de Salwa et à le rapprocher au maximum de ses semblables dans le réel. Tirée sans répit vers le bas par la puissante ventouse de la médiocrité ambiante dans le monde où elle évolue et où d’autres personnages, misérablement petits (la mère, les sœurs et les nièces, le frère Mahmoud, machiste et «salafiste» ringard, les belles-sœurs, la secrétaire belle, mais inculte et plate, le collègue de bureau Samir la poursuivant de ses assiduités, et, enfin, Adel, le mari «providentiel» de la dernière minute) s’enlisent et s’empêtrent tous les jours de plus en plus, Salwa se bat douloureusement pour pouvoir continuer à regarder haut, à rêver grand quand autour d’elle on vole très bas. Et lorsque, à son malheur, la réalité ne lui donne que des déceptions et des aigreurs, elle se laisse prendre soudain dans les mailles d’une passion insolite pour un amant virtuel, un prince précaire s’appelant Adam la courtisant la nuit, entre ombres et fantasmes, entre retenue pudique et jouissance factice, de l’autre côté de l’écran de son ordinateur. De lui qui flatte son ego, la séduit avec un art consommé de play-boy et lui promet le septième ciel, elle sent le désir comme un choc électrique et se livre corps et âme à de secrets plaisirs nocturnes, à distance, qui, au réveil, ne lui laissent dans la bouche que le goût d’une immense solitude que le rapide mariage arrangé qu’elle accepte enfin de contracter, à son corps défendant, ne fait qu’approfondir.
Tout au long des 43 courts chapitres qui composent son roman à l’intrigue linéaire et soigneusement ficelée et où le processus narratif est conduit avec beaucoup de maîtrise et mené à bonne fin, Hanen Jannene parvient avec brio à nous faire aimer son héroïne d’encre et de papier, à nous attacher à elle et à nous mettre de son côté, c’est-à-dire en définitive du côté de la cause de la femme tunisienne que son écriture semble défendre discrètement, sans qu’elle ne s’affiche comme vraiment une féministe pure et dure.
Et comme dans d’autres romans d’écrivaines de Tunisie, on assiste dans ce délicieux «Hab lemlouk» à l’évocation quelquefois ironique des jalousies et petitesses ordinaires meublant l’univers clos des femmes traditionnelles sans liberté et sans horizons et qui essayent de triompher un peu des difficultés de leur quotidien par les racontars et les petites histoires sur le compte des autres. On y assiste aussi à une courageuse «détaboutisation» de l’écriture romanesque où, délibérément, cette autrice lève, de temps à autre, le tabou sur les mots qui nomment et décrivent sans voile ni détours certaines choses de l’intime féminin et de la jouissance physique.
Une langue arabe, des plus belles et des plus aisées, attache aussi, fort agréablement, le lecteur à ce roman de très bonne facture venant enrichir sans doute notre répertoire romanesque tunisien.
Hanen Jannene, «Hab lemlouk», Tunis, édi. «Nadher», col. «Littérature féminine» 2019, 223 pages. Illustration de la couverture : toile de Abdelaziz Gorgi. ISBN : 978-9973-0953-2-9.
Hanen Jannene est titulaire d’un Doctorat en droit. Elle est maître-assistante à l’Institut supérieur de Gestion de Bizerte. Romancière, elle a déjà publié, en plus de «Hab lemlouk», «Catharsis» et «Thaouaret echek». Elle a obtenu en 2016 le «Prix Comar de la découverte» pour son premier roman.